L’individu contre le Léviathan

Selon une loi du 25 avril 2014, le contribuable ne pourra plus obtenir le remboursement de ses frais d’avocat s’il gagne en justice contre le fisc. A l’inverse, le fisc se fera rembourser s’il l’emporte. Cette loi illustre la toute-puissance de l’état.

Le Léviathan est ce monstre marin biblique dont Thomas Hobbes a fait le titre d’un des plus célèbres ouvrages de philosophie politique. Le Léviathan hobbesien n’est autre que l’état ; il est « ce dieu mortel » qui « a l’usage d’un si grand pouvoir et d’une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu’ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous ».

Quiconque a déjà eu maille à partir avec l’administration fiscale sait que ce monstre n’a rien d’une abstraction. Comme individu-contribuable, en particulier si vous êtes indépendant, vous en rencontrez les gueules et les tentacules lorsqu’ouvrant votre courrier, vous lisez avec angoisse la mauvaise nouvelle : vous allez faire l’objet d’un contrôle fiscal.

Tous les feux de l’immense machine de l’état semblent alors dirigés sur vous, vos moindres actions sont scrutées, votre vie privée souvent mise à jour, vous êtes sommés de vous expliquer, de vous justifier, de dire où vous étiez, avec qui, et pourquoi. Vous ressentirez la force de l’appareil d’état, vous ferez face à la puissante inquisition d’agents convaincus de bonne foi qu’ils rendent service à tous en s’en prenant à un seul, et pas de chance, c’est vous qu’ils ont choisi.

Parfois, un professionnel de la fiscalité vous aura dit que vous pouviez conserver une plus grande part des revenus de votre travail en accomplissant l’une ou l’autre opération tout à fait légale ou en revendiquant la déduction fiscale de certains frais. Hélas ! Le Léviathan ne le verra pas ainsi, et ce que vous espériez être une affaire entendue deviendra le chemin de l’enfer : un litige fiscal.

Bien que les procédures judiciaires soient longues et coûteuses, la possibilité de contester l’impôt en justice donne cependant l’espérance d’un certain rééquilibrage de la situation de l’individu face à l’appareil d’état. Celui-ci, qui disposait jusqu’alors d’impressionnants pouvoirs d’investigation, de règles de preuve aménagées en sa faveur et de tous les moyens d’une administration pléthorique et redoutablement organisée, doit maintenant rendre compte en justice de son attitude. Les juges, à l’indépendance mieux préservée que l’administration fiscale, peuvent lui faire entendre raison et imposer une application correcte de la loi – laquelle, contrairement à certains préjugés, est souvent violée par l’administration fiscale, et parfois même délibérément.

Il est vrai qu’une procédure judiciaire coûte cher, mais ce coût est jusqu’à présent tempéré, au moins en partie, par la prise en charge de l’ « indemnité de procédure » par la partie qui succombe en justice : celle-ci doit payer à l’autre une indemnité destinée à compenser les frais d’avocat exposés pour avoir dû recourir à la justice. Le paiement de pareille indemnité ne se justifie sans doute mieux dans aucune autre situation que celle où c’est l’état qui, fautivement puisqu’illégalement, a exigé de vous de lui payer des impôts qui n’étaient pas dus. L’administration fiscale, qui peut s’auto-décerner un titre exécutoire, n’a en effet pas besoin de recourir à la justice pour saisir vos biens ; et c’est vous qui êtes contraints d’agir en justice pour défendre votre propriété contre les actions illégales de la toute-puissante administration.

C’est peu dire que celle-ci n’apprécie guère ce rééquilibrage. Elle a dès lors convaincu le monde politique (MR, PS, CDH, CD&V, VLD et SP.a) qu’en ces temps de crise économique, où la croissance est nulle sauf celle du chômage, où les coûts du logement, de l’énergie et de l’alimentation ne cessent d’augmenter, où la qualité de l’enseignement baisse dangereusement, il est de première nécessité de supprimer l’indemnité de procédure au profit du contribuable lorsqu’il l’emporte dans une procédure contre l’état.

Car, selon l’incroyable motif invoqué par le monde politique, lorsque l’administration fiscale enrôle un impôt illégal, elle défendrait en réalité « l’intérêt général ». Tandis que vous, lorsque vous défendez votre propriété, le fruit de votre travail ou de votre épargne, contre des agresseurs tentant illégalement de s’en emparer, ces agresseurs fussent-ils investis de l’autorité de l’état, il semble que vous ne défendiez qu’un méprisable intérêt particulier. Il faut donc, selon ceux qui sont censés représenter la nation mais ne représentent en fait que l’appareil d’état auquel ils appartiennent, que l’inégalité des armes entre l’individu et le Léviathan se poursuive en justice. L’administration fiscale, si elle l’emporte, pourra vous réclamer une indemnité de procédure pour ses éventuels frais d’avocats, mais si c’est vous qui l’emportez, vous ne recevrez rien du tout. L’administration fiscale pourra ainsi en toute liberté enrôler des impôts illégaux, sans craindre que cela lui coûte le moindre cent ; c’est vous qui assumerez toutes les conséquences du litige, non seulement le stress et les nuits difficiles, mais aussi vos frais d’avocat si vous gagnez, et en outre ceux de l’état si vous perdez.

Le plus extraordinaire de cette affaire est sans doute que cette réforme semble avoir été inspirée par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, dont on imaginait, ayant lu Montesquieu après Hobbes, qu’elle garantirait les libertés fondamentales et servirait de contre-pouvoir au législateur qui voudrait les restreindre. La Cour semble au contraire considérer que l’état est une sorte d’être supérieur qui doit jouir de privilèges en justice, sans quoi ce seraient sa liberté et ses droits qui seraient violés face à l’individu. La Constitution n’est donc plus là pour protéger l’individu contre les actions du pouvoir, mais le pouvoir contre les actions de l’individu.

Oui, l’état est bien devenu ce « dieu mortel » dont parlait Hobbes, ce Léviathan dont il faut restreindre les pouvoirs tant que faire se peut si l’on aspire sincèrement à la justice et à la liberté.

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