Une fois dépassées les poses faciles qu’on a pu admirer ces derniers jours, le vrai défenseur de la liberté d’expression se retrouve dans un rôle désagréable. Car, par son combat, il se met nécessairement au service d’un déviant, voire d’un franc saligaud. Ce sont les cas limites qui réclament son engagement et jamais l’opinion générale. Pourtant, seuls ces cas limites permettent de juger de l’attachement à ses principes. En matière de liberté d’expression, comme de peine de mort, il n’existe pas de juste milieu.
Il est impossible d’être « un petit peu » pour la peine de mort. On est pour ou on est contre. Ceux qui affirment être « contre la peine de mort sauf pour les crimes les plus graves » veulent simplement dire qu’ils sont pour. Personne n’envisage la peine de mort pour autre chose que pour les crimes les plus graves. À notre connaissance, il n’a jamais été question de guillotiner les voleurs de pommes. C’est bien entendu sur les cas d’assassinats crapuleux que les principes viennent à s’opposer.
Il en est de même avec la censure. Être « contre la censure sauf pour les opinions abjectes », c’est être pour la censure ! Personne n’envisage de vous empêcher de tenir des propos mesurés et bienveillants. Seule est remise en question l’expression d’opinions abjectes et le débat opposera d’un côté, les défenseurs de la liberté d’opinion qui exigent pour autrui les droits qu’ils veulent se voir reconnaître pour eux-mêmes ; de l’autre, les censeurs qui s’érigent en juge de l’opinion juste et légitime.
La modération n’a pas de place dans la défense du droit à la libre expression. Il faut combattre en sa faveur toujours et partout. Mais de faux naïfs nous demandent régulièrement si la liberté d’expression ne connaît vraiment aucune limite. Ne soyons pas dupes, la plupart d’entre eux le font exclusivement dans le but de justifier une censure gouvernementale préalable sur les idées qui leur déplaisent. Un honnête défenseur des libertés chercherait plutôt les moyens d’en garantir mieux l’exercice. Néanmoins, nous ne pouvons passer cette question sous silence.
En réalité, la question des limites à la liberté d’expression provient d’une incompréhension assez classique de la notion de liberté elle-même. La liberté ne consiste pas seulement à pouvoir faire tout ce qu’on veut avec ce qu’on a, elle nécessite aussi d’assumer la responsabilité de ses actions. Et, comme pour toute liberté, la liberté d’expression est intrinsèquement limitée par la responsabilité de celui qui parle. Parler est un acte, et cet acte porte ou non à conséquences judiciaires.
Ainsi, le parrain mafieux qui commande à quelque sicaire de le débarrasser d’un rival ne peut invoquer la liberté d’expression pour couvrir ses actes. Sa parole prend place au sein d’un projet criminel et c’est ce projet qui justifie son emprisonnement. De même, la propagande haineuse de Radio Mille Collines n’est pas couverte par la liberté d’expression car elle participe d’un projet criminel, le génocide rwandais. Ce qui importe dans ce cas, ce ne sont pas les opinions racistes envers les Tutsis, mais l’appel au meurtre de ceux-ci. De même, la désormais fameuse revue Inspire publiée par Al Qaida Péninsule Arabique ne peut être protégée par la liberté d’expression parce qu’elle est directement complice du massacre de Charlie Hebdo.
L’expression libre trouve ainsi sa propre limite dans l’éventuel dessein criminel qui la justifierait. Mais ce n’est pas l’opinion qui est sanctionnée, c’est bien le locuteur. Et, dans un état de droit, celui-ci doit bénéficier des garanties d’un procès équitable. D’une part, en bonne logique, il ne devrait pas exister de crime sans victime. La correction politique, la décence, l’ordre moral, autant de concepts qui n’ont rien à faire dans les tribunaux. Il convient de mettre en évidence une victime réelle, même potentielle, et pas simplement une quelconque valeur érigée par on ne sait qui en norme supérieure de la société. D’autre part, il importe que le processus soit impartial et que chacun puisse faire entendre ses arguments devant une juridiction neutre. Comme toujours, c’est à l’accusation d’apporter les preuves du projet criminel en cours et d’établir à tout le moins un commencement d’exécution. De son coté, l’accusé bénéficiera de la présomption d’innocence comme il convient dans un État de droit. Il faudra donc prouver au-delà de tout doute raisonnable l’intention dans le chef de l’accusé de voir s’accomplir le crime et le lien entre son discours et le passage à l’acte du criminel. Ces éléments ne sont pas nécessairement faciles à établir, mais c’est là le lot quotidien des tribunaux et nous devons avoir confiance dans le professionnalisme des juges.
Soyons assurés que ces limites ne sont pas minces et la justice dispose de nombreux outils pour agir vite et prévenir les crimes, depuis le référé jusqu’aux ordonnances d’interdiction de certains actes particuliers. Mais il convient qu’à chaque fois nous soyons face à des décisions individuelles, justifiées, et proportionnelles prises a posteriori. Remarquons également que cette position n’enlève rien à la responsabilité de la personne qui passe à l’acte. Elle reste bien l’auteur principal du crime et l’instigateur éventuel n’est coupable que de complicité et, donc, soumis à une peine moins lourde.
Une fois explicitée cette procédure normale de limitation de la liberté d’expression, le projet des censeurs devient extrêmement clair. Il s’agit ni plus ni moins de priver les citoyens de leur droit à un procès équitable ! Les lois de censure enfreignent point par point les conditions d’une décision juste. Voilà qu’apparaissent des crimes sans victimes. Voilà que les débats devant un tribunal sont remplacés par des décisions unilatérales du gouvernement prises a priori. Voilà que les restrictions s’appliquent de manière collective et indifférenciée. Et, in fine, la garantie d’une présomption d’innocence s’effondre devant la logique du bannissement et de l’ostracisme.