Suite à l’attentat à Charlie Hebdo, les appels à la liberté d’expression n’auront pas duré plus que quelques jours. Très vite, les voix officielles de nos gouvernements sont venues rappeler qu’il y avait des limites légales à respecter. Alors que certains demandaient de prévoir une clause constitutionnelle similaire au premier amendement américain, le gouvernement Valls a répété qu’il existait des discours interdits. Manifestement, il est inconcevable pour nos dirigeants que les expressions du racisme, du sexisme ou de la haine jouissent de la même protection légale que les discours blasphématoires. À chacun ses vaches sacrées !

Pour les libertariens, l’expression doit toujours être parfaitement libre sans « mais » et sans « sauf ». Seuls les appels au crime peuvent être condamnés dans la mesure où, justement, ils ne sont pas une simple expression mais la participation à une activité criminelle. Comme nous l’exposions dans notre récent article la liberté d’expression, mère de toutes les libertés, la liberté d’expression n’est pas seulement un droit individuel. Il s’agit d’une condition incontournable au maintien d’un débat démocratique de qualité. Et nous le réaffirmions : il n’y a pas de « petites » atteintes à cette liberté fondamentale. Les trois exemples qui suivent tendent à illustrer comment les lois imposant le respect en viennent à contrarier même les débats intellectuels.

Calomnie et diffamation

Il y a un an, la revue The Economist dévoilait le refus des presses universitaires de Cambridge de publier le dernier ouvrage de Karen Dawisha. Celle-ci, experte de la Russie contemporaine, vient d’achever un travail de plusieurs années sur l’émergence du régime de Poutine et des kleptocrates qui l’entourent. Travail soigné et documenté, elle cite de très nombreuses personnes qui se sont enrichies frauduleusement autour du Président russe. Bien entendu, aucune de ces personnes n’a jamais été inquiétée par la justice vu les protections politiques dont elles disposent. Au regard de la loi britannique, le risque de subir une série de procès pour calomnie et diffamation était trop grand pour le respectable éditeur. Début 2014, celui-ci a donc dû refuser ce manuscrit pourtant brûlant d’actualité au moment où le système Poutine met l’Europe au bord du précipice. Finalement, Mme Dawisha a pu trouver refuge dans une maison d’édition américaine protégée par le fameux premier amendement. Mais l’auteure de poser cette question qui concerne tout autant la France et la Belgique : « la Grande-Bretagne est-elle devenue une zone interdite pour les recherches et les publications sur ce groupe de personnes ? »

Répression du racisme

Il nous revient le souvenir pathétique d’une certaine défense de thèse à l’Institut de Sociologie de l’ULB. La jeune chercheuse qui y présentait le résultat de ses recherches venait d’un pays étranger et n’était manifestement pas au fait des normes du politiquement correct en Europe occidentale. Un passage de sa thèse étudiait la possibilité d’une innéité de la xénophobie chez les jeunes enfants. Quant à juger cette opinion, nous ne saurions le faire car nous n’en avons jamais lu le texte original. Mais le débat qui s’ensuivit fut une pantalonnade et une insulte pour l’intelligence. Le jury prétendit que la doctorante enfreignait la loi Moureaux réprimant le racisme et s’exposait ainsi à des sanctions. On lui reprocha ensuite les risques politiques liés à son travail et l’influence qu’elle pourrait exercer sur les électeurs d’extrême-droite. (Comme si les électeurs d’extrême-droite lisaient les thèses de l’Institut de Sociologie…) Enfin, on lui concéda son titre tout en lui faisant savoir que son éventuelle carrière académique s’arrêtait là. Quelle surprise pour nous qui pensions que les débats académiques auraient porté sur la justesse de la méthodologie, sur la précision des données ou sur l’exactitude des raisonnements ! Mais ne doutons pas que ce genre de cas est rarissime. Les chercheurs de sciences humaines ne sont pas des imbéciles et ils savent éviter de se pencher sur les sujets qui mettraient leur carrière en péril.

Répression du sexisme

Il y a quelques mois, la Belgique se dotait d’une loi pour réprimer l’expression du sexisme dans l’espace public. D’après ses initiateurs mêmes, cette législation doit faire figure d’exemple dans l’Union européenne et aider à imposer les mêmes règles dans chaque pays. Il ne s’agit pas d’un coup de tête législatif mais d’un projet politique global porté par les lobbys féministes. Au passage, remarquons une différence importante avec la loi réprimant le racisme. Dans les années 80, le racisme était devenu une opinion, si pas marginale, en tout cas largement minoritaire. À l’inverse, d’après les théories féministes elles-mêmes, les stéréotypes sexistes seraient omniprésents dans notre société. C’est donc tout un chacun qui est visé par cette loi et non plus un petit groupe de déviants. Si elle était appliquée, la loi contre le sexisme permettrait de bloquer tous les sites pornographiques, d’interdire la plupart des campagne de publicité et de fermer de nombreux magasins de jouets. Les jouets « genrés » étant –paraît-il– l’expression plastique des stéréotypes sexistes.

Mais restons-en au domaine de la recherche scientifique car ce domaine non plus n’échappe pas à la censure politique. Ainsi, la psychologue anglaise Cordelia Fine a-t-elle développé le concept de « neurosexisme ». Ce terme désigne l’ensemble des recherches en neuroscience qui étudient la possibilité d’une influence du sexe biologique dans la structure cérébrale des hommes et des femmes. Dans son livre Delusions of Gender, elle défend l’idée que le contenu spécifique de ces recherches justifie une limite à leur diffusion. Et de conseiller à tous ceux qui ne sont pas des experts patentés (mais qui définira qui sont de tels experts ? Elle ? Le gouvernement ? Le Pape ?) d’arrêter d’y prêter attention, « d’éteindre le cerveau et d’aller se promener ». Circulez, il n’y a rien à voir ! Travaille, consomme et tais-toi !

La nouvelle loi contre le sexisme sera un parfait outil pour parvenir à son objectif et prémunir contre la diffusion intempestive des résultats scientifiques des « neurosexistes ». Nous connaissions déjà les problèmes que peuvent avoir certains chercheurs américains à travailler sur les cellules souches, mais soyons certains que, demain, en Europe, des pans entiers de la science seront menacés par les censeurs bienveillants qui forgent nos lois.

Plus que tout autre critère, nos démocraties se caractérisent par l’ouverture du débat public. Les idées, les opinions, les propositions doivent être débattues par l’ensemble des citoyens afin de faire émerger la volonté populaire. C’est dans ce but principal que fut garantie la liberté d’expression et elle en est toujours le garant le plus certain. Hélas, il faut reconnaître que, depuis quelques décennies, celle-ci recule partout en Europe. Le débat est désormais cadenassé par toutes sortes de lois imposant le respect et garantissant la susceptibilité de chacun. L’opinion populaire fait peur. Face à la barbarie et à l’obscurantisme, nous ne démontrons plus dans la pratique les idéaux que nous prétendons défendre. Comme Mme Fine, les gouvernements cherchent désormais à garantir un débat entre seuls experts auquel les citoyens ne peuvent participer. Comment ne pas voir le lien actuel entre la régression du débat public et la confiscation du pouvoir démocratique par des élites cooptées.